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Jeanne Tripier, muse médiumnique de l’Art brut, décryptée par Lise Maurer

Psychiatre humaniste et psychanalyste, Lise Maurer est une figure intellectuelle de l’Art Brut, très discrète. Mais la discrétion n’est-elle pas l’essence de l’art brut ?

Selon les mots de l’historienne Lucienne Peiry, les œuvres d’Art Brut produites par des autodidactes, pour eux-mêmes dans le cadre d’une certaine marginalité répondent à trois mots clés : Isolement, secret, solitude. Ainsi affirme-t-elle : « toute création d’art brut est rare. Toute création de haute fièvre est rare ». Les œuvres brutes sont par définition clandestines, de véritables trésors.

Entre dessin, cinéma et médecine, le parcours de Lise Maurer

Les inquiétudes liées à la seconde Guerre Mondiale et un drame familial ont conduit Lise Maurer vers la médecine, la psychiatrie et la psychanalyse.

Pourtant, élève au lycée Hélène Boucher à Paris, tout comme cette pionnière de l’aviation, Lise Maurer rêve d’aventure et souhaite se consacrer à la réalisation cinématographique. Sa voie sera toute autre, mais sa démarche pionnière et aventureuse subsistera.

Elle démarre sa carrière à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard. En pionnière, elle créera l’hôpital de jour de Bondy : ne plus enfermer les personnes dans la durée et s’ouvrir à l’art sont à l’époque une révolution. Les personnes viennent à la journée et de façon souple, sans systématisme et contrainte ; le protocole de soin est convenue entre le patient, le médecin et les équipes de soin.

Dans la continuité de la pensée de Jean Oury [1924-2014], elle repense l’institution psychiatrique : pour soigner, l’institution doit cesser d’être malade, elle doit apporter du soin et non plus de la souffrance. Les patients reçoivent des soins pendant la journée, et la vie à l’extérieur leur est possible. L’asile n’existe plus.

Sa mère aurait aimé peindre et dessiner, mais faute de pouvoir suivre les cours aux Beaux-Arts, elle embrasse la carrière d’institutrice pour les classes maternelles. Dans ce contexte, elle sensibilise sa fille Lise au dessin et à l’art.

L’art en milieu psychiatrique, l’art de résister et de s’insurger

La rencontre de Lise Maurer avec les œuvres de Hodinos à Ville-Evrard, ex-communard marque le départ des recherches minutieuses sur la vie des artistes que Jean Dubuffet a réuni sous le label « Art Brut ». 

Lise Maurer veut comprendre les œuvres et découvrir la vie tumultueuse de leurs auteurs. Ainsi a-t-elle publié trois monographies sur des artistes d’Art Brut :

  • Émile Josome Hodinos, Fascicule 18, Collection de l’Art Brut, Lausanne, 1994
  • Le Remémoirer de Jeanne Tripier, Paris, Éditions Érès, 1999.
  • Laure Pigeon, la femme plume, Fascicule 25, Collection de l’Art Brut, Lausanne.

Pour ses travaux sur Hodinos, Michel Thevoz alors responsable de la Collection de Lausanne lui donne un délai de 9 mois pour rédiger le fascicule n°18.

C’est lors de ces travaux qu’elle rencontre Lucienne Peiry alors étudiante avec qui elle noue une longue amitié.

En 2003, à un moment où peu de gens parlait d’art brut, Lise Maurer crée à Paris un séminaire de recherche pluridisciplinaire intitulé «De la trinité en déroute au sinthome». Ce séminaire qu’elle anime avec passion s’intéresse à des artistes dont les histoires personnelles ont le plus souvent un lien avec la folie.

Interprétations, recherches sur la vie et le contexte historique des auteurs qui raisonnent hors normes sont le cœur de ce séminaire où se retrouvent des responsables de musées, des artistes, des personnes qui travaillent en institution tels des psychiatres et des psychologues.

En 2025, les travaux du séminaire entrent à Beaubourg.

Pourquoi la Trinité ? Pourquoi le sinthome ?

« La Trinité en déroute » est une expression de Jeanne Tripier. Cette Trinité peut être celle du Père, du Fils et du Saint Esprit, ou une tout autre configuration…

Le terme de sinthome est utilisé en psychanalyse pour désigner ce qui chez un sujet réussit à faire tenir ensemble l’imaginaire, le réel et le symbolique. Le nœud suppose la stricte équivalence ces trois éléments (l’imaginaire, le réel et le symbolique). Il suffit que lâche un des trois éléments pour que le nœud ne tienne plus. Une trinité en déroute ?

A partir de 1975 Lacan joue sur l’équivocité homophonique entre « symptôme » et sinthome. Symptôme vient du latin médical symptoma, pour signifier une co-incidence (cum-incidere), c’est-à-dire ce qui « tombe ensemble » : pour le médecin, telle maladie et tel signe sont alors objectivement liés.

Sinthome vient du verbe grec « suntithémi » qui veut dire « mettre ensemble ».

Lise Maurer reprend ce terme pour désigner la place de celui qui fait connaître l’œuvre de l’auteur d’Art brut.

Jeanne Tripier [1869-1944], une des figures légendaires de l’Art Brut

Dans son ouvrage Le « Remémoirer » de Jeanne Tripier aux éditions Érés, Lise Maurer réalise une triple radiographie : celle de l’histoire personnelle de Jeanne Tripier, celle de l’Histoire collective de son temps, c’est-à-dire La Commune et les débuts de la IIIe République, celle de l’histoire de la vie d’un asile, celui de Maison-Blanche.

Indigente, Jeanne Tripier est expulsée de son logement et ère alors dans les rues, puis elle sera internée définitivement en 1938. Après 9 mois de colère, elle se met à écrire grâce aux soins du Docteur Baudouin qui recueille chaque semaine ses écrits dans une enveloppe. Jeanne se dit « révolutionnaire mondiale ». A ce jour il reste encore des enveloppes de ses écrits non encore ouverts à Lausanne.

Durant ses années passées à l’hôpital psychiatrique de Maison-Blanche à Neuilly sur Marne, Jeanne Tripier a rédigé des textes et réalisé des dessins, des broderies et des ouvrages tricotés au crochet. Elle considère toutes ses créations comme des révélations médiumniques qu’elle utilise comme des tables de voyance.

Elle insère dans ses écrits de petites compositions réalisées à l’encre noire, violette ou bleue, et ajoute à l’occasion de la teinture pour cheveux, du vernis à ongles, du sucre ou des médicaments.

Son travail original et audacieux nous apprend beaucoup sur l’histoire de son temps et celui du monde hospitalier.

L’exposition « Creación y delirio » en 2018 à La Casa Encendida à Madrid, intégralement consacrée à Jeanne Tripier, fait partie des événements majeures qui font vibrer la mémoire de Lise Maurer. Pour cette occasion, La Collection de l’Art Brut a prêté plus de 110 œuvres de Jeanne Tripier. La Casa Encendida réalise des travaux de recherche mettant en évidence les liens entre les impulsions créatives d’artistes dit « marginaux » et les avant-gardes du XIXème et du XXème siècle. Lise se souvient avec émotion de sa participation à cette magistrale mise en avant de l’oeuvre de Jeanne Tripier.

Lise Maurer n’est pas une Collectionneuse

céramique Tonia Gonzade, artiste brésilienne

À la question, collectionnez-vous des œuvres d’art ? Lise Maurer répond non, au sens qu’elle n’achète pas d’œuvres. Mais dans son appartement, elle partage son espace avec des œuvres d’amis, de patients et d’artistes (renommés pour certains). Ces œuvres sont des cadeaux ou des rencontres au hasard de voyages.

Avec l’Art brut, Lise Maurer fait un détour et retourne à son goût pour le monde artistique.

Remerciements : Nous adressons nos plus sincères remerciements au docteure Isabelle Aupérin pour ses photographies en noir et blanc et pour avoir rendu possible cette rencontre avec Lise Maurer. Grâce à son engagement et à sa disponibilité, cet échange a pu avoir lieu dans les meilleures conditions.

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La rédaction

Plaisir et émotion des découvertes artistiques