David Sala est un dessinateur qui créé pour deux univers : l’illustration jeunesse et la bande dessinée. Il est ainsi l’auteur dans ces deux mondes de véritables chefs-d’œuvre comme le livre pour enfants “La Belle et la Bête” paru en 2014 ou la BD “Le joueur d’échecs” parue en 2017 .
Bande dessinée d’une qualité graphique époustouflante
“Le joueur d’échecs” fait suite à une BD noire très prometteuse de David Sala “Cauchemar dans la rue” adaptée du roman de Robin Cook.
Entre ces deux BD, toutes deux parues chez Casterman, l’auteur a travaillé plusieurs années dans l’illustration jeunesse, également aux éditions Casterman.
De toute évidence, son art s’est nourri de ce détour. Celui-ci lui a permis de réaliser « Le joueur d’échecs » qui est une superbe réussite. David Sala y met tout son talent d’illustrateur au service de la dernière œuvre littéraire de Stefan Zweig, écrite juste avant son suicide et parue en 1943 à titre posthume.
Lire aussi : “Le poids des héros”, une BD de David Sala
La combinaison d’univers artistiques
Lire les pages de cette bande dessinée, c’est se plonger dans un univers magistral de couleurs et de formes.
On y découvre de grands aplats de couleurs à l’aquarelle pour un canapé, un costume ou un arrière-fond. Cette approche rappelle l’univers des postimpressionnistes Nabis tels que Maurice Denis ou Paul Sérusier.
Mais on se délecte également d’éléments de détails géométriques ou floraux, plus proches de l’univers de Gustav Klimt. Ces deux univers graphiques forment des contrastes qui sont superbement réussis, d’une case à l’autre ou parfois au sein d’une même case.
Des repères graphiques et temporels troubles
Avec cette BD, David Sala joue avec le temps avec beaucoup de talent.
Il accélère ou étire son écoulement.
Il crée également de la confusion dans les époques.
En effet, David Sala sait mettre en scène un temps qui s’écoule de façon variable comme dans cette succession de petites cases (jusqu’à vingt cases sur une planche) qui présentent de gros plans de « Monsieur B » désœuvré. L’auteur reprend plusieurs fois cette technique tout au long de son livre.
David Sala nourrit son travail de multiples influences artistiques de différentes époques. Il les incorpore dans ses dessins avec maestria.
Ce mélange contribue à donner au lecteur la sensation de ne plus savoir à quelle époque se déroule l’intrigue.
Bouleversement des repères visuels et temporels ...
Le roman de Stefan Zweig se déroule sur deux périodes.
Tout d’abord en 1941 lors d’une traversée sur un paquebot de croisière New-York vers Buenos Aires, mais également en 1938 dans une Autriche occupée par l’Allemagne Nazie.
C’est lors de cette occupation que le héro inconnu « Monsieur B » a découvert les échecs alors qu’il était emprisonné et interrogé par les allemands.
Pourtant, David Sala nous livre une histoire sur un paquebot à l’esprit Art Nouveau, avec des meubles, des sols mais également les vêtements de femmes et d’hommes de cette période, bien loin de la rigueur et de la sévérité des années 40.
Association et alternance Art nouveau et cubisme
Cette confusion des époques et des environnements artistiques est encore accentuée par l’évolution des repères visuels pendant la période d’emprisonnement de “Monsieur B”. David Sala aurait pu rendre cette période de façon homogène mais il choisit au contraire de la faire évoluer en fonction de l’état mental de “Monsieur B”.
Pendant cette période qui ne se déroule que sur quelques mois, on assiste à un profond bouleversement de l’environnement visuel de “Monsieur B”.
Ainsi, au fur et à mesure que « Monsieur B » se noie dans la schizophrénie de ses parties d’échecs mentales, parfois ponctuées d’interrogatoires, les repères graphiques et temporels évoluent de façon importante.
D’abord sobres avec des papiers peints des années 40, puis plus géométriques et colorées comme dans les années 10 à 20 avec les tableaux cubistes de Picasso ou de Juan Gris, pour terminer par des volutes de couleurs de plus en plus rouges, volutes inspirées de l’art nouveau de la fin du XIX début du XX siècle.
Les formes, les couleurs, tout contribue chez David Sala à nous faire partager l’univers mental de “Monsieur B”.
Lire aussi : “Le poids des héros”, une BD de David Sala
La " Sécession viennoise ", mais pas seulement
Si dans « Cauchemar dans la rue » on sentait plus l’influence d’Egon Schiele que de Gustav Klimt, dans « Le Joueur d’échecs », les deux peintres de la sécession viennoise sont à nouveau présents mais c’est plus l’influence de Gustav Klimt qui l’emporte. Ainsi, on retrouve le style du maître autrichien dans la juxtaposition des aplats parfois superbement détaillés des habits, des tapisseries ou des papiers peints avec le relief des visages ou des mains.
D’une façon générale, David Sala montre dans cette bande dessinée une maîtrise technique éblouissante avec laquelle il n’hésite pas à prendre des libertés. Ainsi, il joue sur les perspectives comme Lyonel Feininger le faisait dès 1908 et comme de grands auteurs de bande dessinées actuels le font également [voir l’article sur Frédéric Bézian].
Clins d'oeil argentins
Au-delà de la sécession viennoise, David Sala fait également des clins d’œil à des artistes contemporains qu’il aime. Certains personnages de cette bande dessinée ne sont-ils pas inspirés des personnages chapeautés d’Antonio Segui ?
Le médecin psychiatre n’est-il pas lui-même proche des personnages du dessinateur de BD d’Alberto Breccia ? Ces deux clins d’œil argentins (la destination du paquebot) étaient certes plus évidents dans « Cauchemar dans le rue » mais ils sont bien là.
Un étonnant travail d’aquarelliste
David Sala manie le pinceau avec excellence pour un étonnant travail d’aquarelliste.
Cette technique lui permet de réaliser de grands aplats sans jamais faire apparaître d’ombres et sans créer de volumes qui ne sont obtenus que grâce aux formes et aux traits.
Mais l’artiste se sert également de l’aquarelle pour créer des flous en jouant avec les pigments qui flottent dans l’eau avant de sécher. Cet effet de sfumato se retrouve sur les cravates, nœuds papillons, gilets de messieurs, robes de dames aux décors floraux, cheveux ou costumes et contrastent avec la netteté des motifs géométriques des murs, des sols, de la couverture d’un lit ou des très nombreux échiquiers.
Cette opposition particulièrement réussie entre flou et netteté est également reprise dans l’absence de contour des cases qui crée un sentiment d’incertitude très maîtrisé.
En fin de livre, on trouve des croquis et esquisses ainsi qu’une photo de l’espace de travail de l’artiste où se côtoient aquarelle, huile et crayons : Un bel ouvrage pour votre bibliothèque !
Lire aussi : “Le poids des héros”, une BD de David Sala
La rédaction
Plaisir et émotion des découvertes artistiques